Préparation

Arkalis avait pris l'habitude de patrouiller seul dans la ville, il aimait découvrir des lieux nouveaux, franchir les frontières des bas quartiers et s'insinuer dans des endroits qui habituellement sont déconseillés à tout autre membre de la Garde Askantoise. Il savait que sa stature, son grade étaient un bouclier bien plus épais que celui qui était accroché dans son dos. Nul n'oserait sans prendre à lui en Askant même, toute la Garde Askantoise déferlerait alors s'il venait à manquer. Cela ne l'empêchait pas d'être prudent et vigilent dans ses excursions, guettant en permanence les comportements suspects et redressant du bout de sa lame quiconque manquait aux règles du royaume où à celles qu'il avait édifiées.

Mais aujourd'hui, il n'avait nul envie de s'enfoncer dans la noirceur de ces quartiers de perdition. Il avait l'envie, pourtant rare chez lui, de voir le peuple qu'il défendait et pas ces ramassis de miséreux inutiles qui abondaient dans les quartiers malfamés. Il voulait voir ceux qui faisaient la richesse de son royaume. Il se dirigea donc vers la place centrale, d'un pas calme et lent. I prenait plaisir, comme toujours, à observer les fines sculptures et gravures baroques qui ornaient les édifices bordant l'allée principale qui menait à la place. Des entremêlements de figures ovales, dans une confusion prenante et étonnante, coulaient le long des murs, s'enroulaient délicatement autours des colonnes antiques qui avait été reconstituées pour donner aux bâtiments de l'avenue un aspect sacré.

Lorsqu'il déboucha sur la place il prit conscience qu'il était le seul à s'intéresser à de pareilles choses - à quoi bon être architecte si ce que l'on fait désintéresse les autres ? - la foule était occupée de diverses façons : les enfants dansaient, se tenant main dans la main et tournoyant dans une spirale de rire et de piaillements, certains regardaient admiratifs les saltimbanques qui répétaient sans cesse leurs numéros; les adultes, eux, négociaient en tout lieu de la place avec les commerçants qui, très tôt, avaient installé leurs étalages. Cette foule, comme un unique visage avait les yeux rivé sur des activités finalement redondantes et sempiternelles... En effet, les gardes eux-mêmes semblaient occuper à admirer ce spectacle urbain plutôt qu'à scruter les toits, les débouchés des plus petites ruelles. Mêlés à ce quotidien de citadins, ils étaient le brillant rappel de la gloire du royaume, l'assurance qui clamait haut et fort que tout allait bien, que ce spectacle ne prendrait pas fin.

Pourtant, les yeux d'Arkalis se posèrent sur une protubérance anormale dans cette foule, le visage du peuple avait quelque chose qui clochait, une fille, une très jeune fille. Celle-ci semblait s'intéresser également à un édifice qui offrait ses portes directement à la place. Le visage tournait vers le ciel, elle jetait des regards rapides sur les parois de l'édifice. Arkalis était d'une humeur bien joviale puisqu'il se dirigea vers cette étrange personne afin d'entamer la discussion avec elle. Il avança d'un pas décidé, le pas de celui qui avait une bonne vingtaine d'hommes sous ces ordres à quelques mètres autours de lui, celui qu'on ne reconnaissait pas toujours mis dont la renommée faisait baisser les regards.

Il était à présent à quelques mètres d'elle lorsqu'on l'interpella : un garde tint à lui faire un compte rendu. Arkalis détestait le lèche-bottisme et aurait réprimandé le garde s'il n'était pas occupé à suivre la jeune fille du coin de l'oeil, elle était à présent près d'un vendeur de tissus. Il se retourna, salua le garde et partit dans la direction de cette mystérieuse inconnue : elle n'était plus là. Comment avait-elle pu disparaître si vite ? Le destin voulait-il qu'il ne se rencontrent pas ? Décidé, il claqua des doigts et par enchantement un grand rapace apparut dans le ciel, il sortit du néant, brisant d'un battement d'ailes le bleu azur du ciel si paisible jusqu'alors. Il y eut quelques cris de surprise devant un tel animal, certes pas anodin dans le ciel d'Askant, mais rien de plus. L'animal, depuis le ciel ne tarda pas à repérer la jeune fille, elle bondissait de toit en toit, il était capable de savoir ce que son maître, son invocateur voulait mais pas de lui communiquer des informations. Il fendit l'air pour mener son maître à cette personne sur laquelle il avait jeté son dévolu. Il franchit la place centrale en quelques gestes souples et puissants tandis qu'Arkalis bondissait avec force où l'oiseau lui indiquait de se rendre. Il arriva dans une rue non loin de la place centrale, le rapace s'était posé au coin d'une maison, marquant le tournant à prendre, son envergure noire repliée. Arkalis avança et aperçut à quelques mètres dans la rue celle qui avait soulevé sa curiosité.

Il se demandait comment elle avait fait pour se rendre si vite en ce lieu, était-ce un piège ? Il ne le pensait pas, de manière générale il reconnaissait ses ennemis et cette personne ne lui inspirait aucune crainte, était-ce du à sa condition femme ? Quoi qu'il en soit, en tant que général il se devait de rester sur ses gardes, mais ici celle-ci était légèrement abaissée. La jeune fille se retourna. Il avança vers elle d'un pas calme, lui sourit, laissant apparaitre ses dents à l'émail pur, nuage blanc au milieu d'un visage cerclé de cheveux blonds en bataille. Il prit une voix qu'il espérait sympathique, il avait plus souvent l'habitude de donner des ordres, et cette condition le forçait à adopter un ton convaincant.

-Je n'avais jamais vu quelqu'un s'intéressant à l'architecture se déplacer si vite, êtes-vous une sombre criminelle ? ou un esprit doux et vagabond ?

Il la fixa et se mit à rire.

-Je plaisante Mademoiselle. Et par ailleurs bonjour !

- Bonjour, monsieur... Vous devez être rapide, vous aussi, pour avoir réussi à me suivre.

Réussi à la suivre ? Cette fin de phrase résonna d'une manière étrange dans le crâne d'Arkalis - que croyait-elle avoir de si extraordinaire pour qu'on ne puisse point la rattraper ? - tapant contre les parois d'arrogance de son corps. Il était prêt à répliquer avec tumulte, clamant qui il était et pourquoi elle n'était pas rapide par rapport à lui mais le sourire qui s'afficha sur les lèvres de la jeune fille fit refroidir son sang, qui, bouillonnait bien vite malgré lui. Elle partit dans le sens de la plaisanterie qu'il lui avait lancée, et se présenta comme une admiratrice des différents arts. Mais il ne l'écoutait pas réellement, il était focalisait sur le sourire qu'elle affichait candidement. Ce sourire il l'avait maintes et maintes fois vu s'étendre sur les lèvres de ses ennemis. Ses comploteurs, ces hypocrites et avares nobles, ces fourbes rats qui s'entassaient aux pieds du roi pour lui lécher goulument la plante des pieds. Mais ce qui le dérangeait le plus c'est que ce sourire il le retrouvait bien souvent face à lui, eh oui, quand il s'adressait à quelqu'un qui le reconnaissait il lui répondait toujours d'un sourire flatteur et amical mais qui avait le don d'exaspérer Arkalis et de lui faire comprendre de manière toujours plus forte l'hypocrisie que cachait ce sourire. Savait-elle qui il était ? Il fallait le vérifier et dans tous les cas le masquer, nul besoin de s'afficher devant une simple jeune fille, pavaner devant la gente féminine n'était pas son apanage, il ne le faisait que pour obtenir le respect de ces hommes en leur montrant sa force réelle. Arkalis avait pensé cela bien vite lorsqu'elle continua :

- Pourquoi m'avez vous suivie, monsieur? Ai-je fait quelque chose de mal, pour qu'un garde me suive dans les rues de la ville la plus grande et la plus dangereuse d'Alvadoria? Craignez-vous que je ne sache regagner mon auberge, monsieur?

De l'ironie ? Cette jeune femme était décidément bien intéressante, rares étaient les personnes qui parlaient si librement avec les soldats, au moins, à moins d'une fourberie malsaine, elle ne traînait pas avec ces chiens de la milice. Ce chenil de bâtards qui ne faisaient que gêner la grande Garde dans son délicieux travail. Il ne décela pas de traces de réelle défiance dans ses propos, elle semblait demander cela seulement comme une sorte de provocation. Arkalis, se sentait très à l'aise avec elle, et imagina ce que son grand frère aurait répondu à cette donzelle, sûrement quelque chose comme :

*Oui vous avez trop longtemps sévi, je vais devoir vous emmener au supplice pour abondance de beauté*

Il ricana intérieurement, jamais il ne dirait une chose pareil, même si la tentation d'être ironique le rongeait. Il ne se le permettrait pas. Autant entrer dans son petit jeu et voir ce qu'il ressortait du caractère de la douce femme. Il la regarda, avec un air bienveillant, presque attentionné, le regard qu'un grand frère pourrait avoir pour sa petite soeur.

-Mademoiselle, sachez que je ne m'autoriserais ni à revendiquer votre droit à être dépecée vivante dans de sombres ruelles ni celui que vous avez à en assumer les conséquences. Malgré tout, je ne crains pas que l'on touche à votre vie, puisque, vous protéger c'est le travail qui m'incombe, qui nous incombe à tous, simples soldats de la Garde Askantoise.

Lui faire croire qu'il était un soldat des plus banals, cela lui plaisait bien. Avait-elle senti qui il était et le connaissait-elle ? Ça il le saurait bientôt. Il scruta son visage et ajouta.

-Je m'appelle Arkalis, enchanté.

Toutefois il se refusa à inventer un nom, après tout il était probable que plusieurs Arkalis vivent dans une ville aussi grande qu'Askant, et cela sèmerait probablement le doute dans son esprit si jamais elle savait qui il était, et si elle ne le savait pas, l'évocation de son nom la ferrait réfléchir.

Un léger froncement de sourcil de la part de son interlocutrice lorsqu'il annonça son prénom attira toute l'attention du jeune homme. C'était sûr, elle savait qui il était à présent, où si elle n'en avait pas la certitude, elle le soupçonnait d'en être. Il ne manquait plus qu'une chose pour qu'il sache si elle l'avait reconnu ou non. Il voulait la laisser parler pour pouvoir vérifier, elle le complimenta sur son nom mais ne demanda nullement s'il était bien Arkalis, le maître de la Garde Askantoise. Elle savait : quiconque lui aurait demandait de confirmer son identité, un simple gueux parce qu'il aurait voulu tenter vainement de tirer profit de la situation, comme un noble par ailleurs, et une personne normale probablement par respect et pour pouvoir se conformer aux règles en vigueur vis à vis d'une personne si haut placée dans la hiérarchie. Quoi qu'il en soit, avec ce geste presque imperceptible des sourcils, il savait qu'elle savait qui était Arkalis, et le fait qu'elle ne demande pas confirmation signifiait clairement pour Arkalis, qu'elle ne voulait pas qu'il sache qu'elle l'avait reconnu. Étrange... Pourtant il s'en prit lui même à ses analyses hâtives, certes elles lui avaient sauvé la vie, mais peut-être était-ce simplement une fille différente, qui avait eu l'intelligence de comprendre que lui ne voulait pas l'aborder avec un tel rapport : maître de guilde - inconnue. S'il en était ainsi, qu'elle avait eu cette intuition et ce respect pour la discussion qu'il voulait engagé anonymement alors elle n'était pas commune.

- Alors, Arkalis, accompagnez moi, puisque vous avez tellement peur qu'il m'arrive quelque chose. Ne vous inquiétez pas, je vous protègerais.

Cette unique phrase confirma ce qu'il pensait, elle n'était pas banale. Et encore plus si elle savait qui il était ! Oser ironiser avec lui ! Intéressante créature ! Bon tant qu'à prendre un risque, oui, Arkalis se refusait à écarter cette possibilité, autant s'amuser. Il allait répondre lorsqu'elle lui indiqua le bout de la rue du bout du doigt et ajouta :

- C'est par là. Au fait, je m'appelle Niara.

-Eh bien ma douce Niara, qui par ailleurs n'est pas qu'un joli nom mais un sublime et peu commun nom, je suis également enchanté de vous rencontrer. Et je n'en attendais pas moins d'une aussi expérimentée guerrière et tueuse que vous, me protéger sera donc votre mission, car je crains de point pouvoir assurer ma propre sécurité, après tout, ne suis pas qu'un pauvre et misérable soldat ?

Il lui fit un clin d'oeil et avança dans la direction qu'elle venait d'indiquer, lui tournant le dos. Ennemi, elle comprendrait qu'il ne la craint pas, ami elle y verrait un comportement de confiance.

-C'est par là vous m'avez dit ? Allons-y.

Que le jeu commence.